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On n’arrête pas de ressasser les mêmes vocables. On leur cherche une signification magique, on se livre à sa petite alchimie ridicule, et la mort est au coin du bois, ni plus ni moins que d’habitude, ou sous la pluie de Rethel (ça, c’est de la magie, va-t-en dire pourquoi, maigre ivrogne moribond). As-tu jamais éprouvé de l’amour pour Mina, de l’amour pour C..., pour Virginia, pour Roberte et Nathalie et qui encore ?

 

Le lendemain de la soirée chez Martin, je m’éveille tard. Dans la chambre mansardée que j’occupe chez les parents de C..., le soleil éclaire une commode au bois joliment veiné, où jouent des reflets roses, orange, bleutés sous la lumière oblique. C’est d’abord ce que je vois en ouvrant les yeux, et la présence de C... ne m’apparaît que plus tard. Elle est assise au bout du lit, habillée de noir, une robe moulante, avec un col blanc qui rappelle un peu la fraise plissée de je ne sais quel siècle. J’ai pris l’habitude de dormir nu. Elle pose sa main sur mon genou qui forme saillie sous le drap. Saillie, je pense au mot saillie.

 

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— J’attendais que tu t’éveilles, dit C..., il est tard.

— Tes parents ?

— En ville.

— Frits ?

— Au tennis. Lève-toi, paresseux.

— Où as-tu disparu hier soir ?

— Les petits garçons ne posent pas de questions indiscrètes aux dames.

— Drôle de dame.

— Non, c’est « Drôle de drame »!

— Une dame savante, en plus.

 

Je rêvasse. C..., d’un geste brusque, tire le drap qui me recouvre. Je veux le retenir, trop tard. Je crie que je suis à poil. Elle éclate de rire et tombe sur moi, glissant sa langue entre mes lèvres et saisissant ma verge, alors que je me débats, à vrai dire sans grande conviction. Soudain elle se redresse et quitte la chambre sans un regard.

 

Cette scène-là, je l’ai rêvée, comme tant d’autres sans doute. La chambre me paraît vide, et je respire un parfum qui n’est peut-être que celui de la maison tout entière, comme une odeur de thé mêlée au parfum du chèvrefeuille (par exemple). Je me lève et je m’habille. J’entends C... m’appeler de l’étage en dessous : « Prends ta raquette et tes effets de tennis. »

 

Je descends. Les pièces de séjour occupent avec la cuisine le premier étage. Au rez-de-chaussée se trouve la pharmacie, boutique et laboratoire. Sur la table de la cuisine, le petit déjeuner est servi pour deux. C... est assise et se verse un café dont l’arôme fait imaginer des pays forts et sauvages. Un arôme farouche. Je compte quatre espèces de pains différents. Il y a des œufs à la coque. Des confitures. De l’édam, du gouda. Du jambon. Un pot de lait glacé. Des jus de fruits. Nous grignotons en silence. En effet, j’ai sûrement rêvé tout à l’heure. Tu es prêt ? demande C...

 

L’auto découverte est au bord du trottoir. Ce matin-là, je vais jouer très mal. Jamais si mal joué. C... se moque de moi. Frits dispute avec Wim une manche acharnée sur le court voisin. Nous faisons une pause.

 

Tous ces garçons blonds sont d’une fadeur à pleurer, dit C..., et elle ajoute : toi, au moins, faute de mieux, le blanc te va à ravir, petit. Et, sans me laisser le loisir d’inventer une réponse grossière, elle s’éclipse. On entend le crissement des pneus. Je rejoins Wim et Frits. Viens avec nous boire l’apéro, fait Wim à mon adresse. Nous nous installons dans la voiture de Frits. On rentre en ville. Quelque part, on embarque Caria. On stoppe devant chez Martin, puis ailleurs, le long du Singel. À la fin, nous sommes sept entassés dans l’auto rouge, et Wim chante en français La cantinière du régiment. Moi, à l’arrière, écrasé entre Caria et Virginia. Je comprends que Caria doit être l’amie de Frits, peut-être un sujet de jalousie entre Frits et Wim. Virginia. Virginia silencieuse. Ailleurs. Je la trouve vraiment trop belle. Je ne l’oublierai jamais.